J’ai longtemps lu mes livres dans le souci permanent de les finir intacts. J’ai ainsi parcouru des monuments de la littérature le nez collé à la reliure, l’ouvrage ouvert selon un angle qui n’a souvent pas dépassé les 30° (c’est peu pour celles qui ne se rendraient pas bien compte) (surtout pour les mots placés avant la pliure). A la fin, le cadeau c’était de refermer le livre indemne, comme s’il venait d’être retiré des rayonnages de sa librairie d’origine.
Je crois que dans mon cas, il y avait déjà ce souci permanent, même si inconscient encore, de ne surtout pas laisser de trace.
Mais il y avait aussi déjà la sacralisation de certains objets, quand je les charge d’un peu trop de promesses (réelles ou fantasmées). Parce qu’alors ces promesses transcendent leurs supports et occupent une place symbolique bien plus grande encore que les objets qu’elles incarnent (juste pour savoir, j’en ai perdu combien à ce stade ?).
Poite n°2, et je ne vais l’apprendre à personne ici, est atteinte du même mal que moi. Elle accumule, elle collectionne, elle investit, elle incarne les objets comme je l’ai fait à son âge.
Certains livres sont déjà sacrés, comme intouchables en haut de la bibliothèque. Et même s’il m’est facile de m’identifier au mécanisme psychologique à l’oeuvre, ma position de mère me fait m’interroger sur cette faculté à se priver pour épargner certains objets. Comme si l’apaisement ressenti de savoir l’objet préservé venait sublimer le besoin (l’envie ?) pourtant antérieur (et naturel) d’en profiter.
Ce soir, alors que nous dînions de saucisses knackis selon un mélange inédit mêlant pâte feuilletée et œufs pochés et alors que Poite n°1 se pourléchait les babines sur le thème de « c’est le meilleur repas de toute ma vie », Poite n°2 prit son air sérieux, son sourcil levé vers la droite et très sérieusement nous confia :
« Tu sais, Maman, en maternelle une fois [événement pouvant donc être compris entre il y a 3 ans et la semaine dernière], j’aimais tellement les pâtes que je ne les ai pas mangées. »
C’est définitif, cette enfant me surpasse en tous domaines.